Rapports marchands au Grand Marché de Bamako – Entre socialisation et économie?
Le marché se trouve au cœur de constructions théoriques économiques. Cependant, contrairement à la conception purement économique, la loi de l’offre et de la demande, le processus marchand est complexe et multiforme et « l’économie est enchâssée dans la société » (Sarr, 2016).
Pour nous, le marché n’est pas un simple « lieu » de vente et d’achat. C’est un « TOUT » : source de revenu, relation sociale (baptême, mariage, etc.), formation, partage (prise en charge des anciens et ceux ayant fait faillite), etc. (Extrait d’entretien d’un commerçant au grand marché de Bamako, novembre, 2021).
Ce récit, tiré de notre terrain, montre la nécessité de mettre en débat la conception économique du marché. Dans la conception économique « classique », les caractéristiques d’une structure de marché sont relatives au nombre d’offreurs, à l’homogénéité ou non des produits, à l’existence de barrières ou non à l’entrée et à la sortie et à la disponibilité de l’information. A cette caractérisation, essentiellement basée sur les calculs de coût-bénéfice économique (Boardman et al., 2018), échapperait la complexité sociale et la variabilité culturelle du marché (Zélizer, 1992). Or, comme le démontre Sarr (2016), les décisions des agents économiques ne sont toujours pas déterminées par un calcul coût-bénéfice. Il y a une dose importante de pratiques sociales dans le comportement des individus aux marchés (Sarr, 2016). Cela conforte la nécessité de repenser le modèle économique des rapports marchands en allant vers une relation d’interpénétration plutôt que de dépendance entre la sphère économique et la sphère sociale (Zelizer, 1992).

CC-BY-4.0 (Tangara): Grand marché de Bamako
Cette recherche s’inscrit dans cette dynamique. Nous partons des observations empiriques menées au grand marché de Bamako pour réfléchir sur : i) quelles valeurs sous-tendent l’échange marchand et comment émergent-elles ? et ii) Comment les valeurs du marché affectent-elles en retour la vie sociale ? Notre démarche méthodologique est qualitative et discursive. Pour mieux apprécier les dynamiques sociales de l’économies, les études économiques doivent prendre en considération les observations de terrain (Banerjee & Duflo, 2011 ; Davies, 2019). C’est pourquoi nous avons approché des agents économiques opérant au grand marché de Bamako pour observer en détails leurs activités journalières. La collecte des données a été réalisée à partir d’entretiens approfondis et d’observations de terrain. Les données rassemblées offrent non seulement une meilleure compréhension du fonctionnement complexe du grand marché de Bamako, mais aussi des économies urbaines en Afrique de l’ouest en général.
Processus marchands : rapports complexes et multiformes
Des pratiques, comme la location et la sous-traitance des magasins, le retranchement des magasins des endroits non visibles et non accessibles aux clients sans l’intervention de guides et d’intermédiaires, des collaborations complexifiant la relation fournisseur-client, informent grandement sur le rapport entre le social et l’économie dans l’échange marchand.
Nos magasins sont organisés et regroupés dans des cours appelés « des marchés ». Mais il y a beaucoup de magasins retranchés dans des endroits non visibles et non accessibles aux clients sans l’intervention de guides et d’intermédiaires (Extrait d’entretien auprès d’un commerçant au grand marché de Bamako, novembre, 2021).
Le grand marché de Bamako, par son organisation, repose sur une collaboration étroite entre les acteurs. Cette dynamique peut être expliquée par plusieurs facteurs, notamment le développement du « marché noir », l’importance des activités qualifiées d’informelles, l’émergence d’un système de « tutorat », ainsi que l’existence d’un mécanisme de garantie ou de « caution implicite », parmi d’autres éléments.
Relation « fournisseur-client » complexe

CC-BY-4.0 (Tangara): Grand marché de Bamako
Au grand marché de Bamako, une boutique sert de source de revenu à plusieurs personnes directement ou indirectement en relation avec le propriétaire. En effet, devant chaque boutique (magasin) on dénombre plus d’une dizaine de personnes. Contrairement à l’opinion novice, très peu de ces personnes sont en relation « employé-employeur » avec le patron de la boutique, mais chacun est spécialisé dans un domaine particulier de marchandise et la boutique en question sert de vitrine pour tous. Ces personnes sont entrepreneurs au même titre que le « propriétaire officiel » de la boutique, mais à la différence qu’elles le sont sans « capital » (Modigliani et al., 1958 ; Mankiw, 2020), au sens économique du terme. Ainsi, le même local (magasin) est utilisé par plusieurs entreprises vendant (le plus souvent sans marchandise) à travers une stratégie savante et complexe dont il n’est pas évident de comprendre par de simples observations.
Une fois que le client arrive et exprime sa demande, deux options possibles s’activent selon que le produit demandé est disponible ou non chez le vendeur. Dans le premier cas, le marchandage commence et au bout de compte le produit est servi ou non. Mais, toute l’ingéniosité et la complexité de la stratégie de vente (Ayimpam, 2014) est observable dans le second cas. Comme chacun, les agents commerciaux et intermédiaires devant la boutique, est spécialisé dans un domaine (électricité, froid, habit, pièces de rechange, sanitaire de maison, etc.), en fonction du produit demandé, dans une fausse relation « patron-employé de commerce », le patron ordonne à quelqu’un d’aller chercher l’article dans le magasin de stock, comme le témoigne l’extrait d’entretien suivant :
Si un article n’est pas disponible chez moi ou je ne l’approvisionne pas directement, je fais tout pour retenir le client et un collaborateur, comme tu les vois à la porte, apportera le produit. Et, je dis par exemple, Monsieur X prend la clé et va chercher cet article dans le magasin de stock (Extrait d’entretien auprès d’un commerçant au grand marché de Bamako, novembre, 2021).
Cependant, dans la plupart des cas, il n’y a pas de magasin de stock en réalité. C’est le marché, dans son ensemble, qui sert de stock. Le code étant compris, aller prendre l’article chez un voisin ou partenaire, le spécialiste ramène le produit du marché dans les minutes qui suivent. La relation fournisseur-client se trouve ainsi complexifiée par l’implication de plusieurs acteurs non affichés, mais rémunérés par le prix de vente. Dans la pratique, au grand marché de Bamako, les entreprises sont incluses les unes dans les autres, conduisant à deux implications majeures. Premièrement, bien que la formalisation juridique existe sur le papier, elle n’entraîne pas une véritable séparation entre les activités des différents acteurs ni leur localisation physique. Deuxièmement, le « tutorat » joue un rôle clé dans l’intronisation et le développement des activités de commerce au grand marché de Bamako. En effet, dans la pratique, le plus souvent un commerçant sert de tutelle à plusieurs agents (petits commerçants) opérant à leurs propres comptes, mais se servant de la même boutique ou local. Il semble que le mobile de cette relation est plutôt social qu’économique (parenté, amitié, entraide, etc.) comme l’a observé Ayimpam (2014) à Kinshasa.
Mode de règlement complexe et variable
Alors, la question est de savoir si cela n’entraine-t-il pas une augmentation du prix de vente ou si c’est la marge bénéficiaire initiale qui est répartie entre les différentes parties impliquées dans l’offre. En se basant sur l’hypothèse de la disposition à payer du client, définie, généralement, sur la base des informations collectées sur le prix et les caractéristiques du produit, il serait plausible de penser que c’est la marge bénéficiaire qui serait redistribuée entre les différents acteurs de l’offre. Cependant, il n’est pas exclu que le manque d’information du client soit exploité et par conséquent faire augmenter le prix de vente. Au lieu d’une relation simple fournisseur-client, on se trouve dans une relation fournisseur-intermédiaire-fournisseur-intermédiaire-client enchevêtrée dans un processus d’échange complexe, incluant plusieurs niveaux d’intermédiation avec un mode de règlement complexe et variable.
La collaboration entre les différents acteurs de l’offre au grand marché de Bamako est basée sur un système de confiance avec un mode de règlement complexe et variable. Les produits sont vendus suivant un système de distribution complexe incluant plusieurs acteurs. En effet, beaucoup d’acteurs opèrent au grand marché de Bamako sans capital (donc sans marchandise). Le principe est basé sur l’intermédiation via une boutique servant de local et garant de la confiance du client. Cependant, aussi, les produits circulent entre les différents fournisseurs, très souvent, opérant dans plusieurs domaines à la fois. Chaque acteur y trouve son compte et le règlement se fait suivant plusieurs modalités, en fonction du degré de confiance. Généralement quatre grands modes peuvent être identifiés : espèce et système de remise, système de bons, système de règlement partiel et le système de compensions (jours, semaine, mois, année). Contrairement, aux principes économiques et comptables (Brealey et al., 2019), le principal déterminant de ces modes de règlement n’est pas la capacité financière, bien qu’elle soit importante dans toute relation commerciale, mais plutôt le facteur social. Cela signifie que le degré de crédit accordé dépend de la relation sociale entre les acteurs, souvent influencée par la personnalité de la personne qui les met en relation.
Conclusion : l’économie et sociabilité
Il s’avère que l’échange marchand est profondément ancré dans le social, de sorte qu’il est autant influencé par l’économie que par les relations sociales. Ainsi, le marché est largement coconstruit par la socialisation et les dynamiques économiques. Très souvent, les comportements des acteurs opérant au grand marché de Bamako sont guidés par le relationnel, la recherche de subsistance, le partage, la solidarité. Par exemple, un magasin peut servir de siège à plusieurs petits commerçants. Nombre d’entre eux n’ont ni capital (au sens économique) ni fonds de commerce. Chaque matin, ils sont approvisionnés par d’autres commerçants, et en fin de journée, ils rendent compte tout en gardant leurs bénéfices. Ces relations reposent principalement sur des liens de parenté, et les commerçants agissent dans une logique d’entraide, permettant à chacun de subvenir aux besoins de sa famille. Ainsi, la maximisation des profits laisse place à l’entraide et à la résilience collective face aux difficultés économiques. Ici, le marché devient à la fois un lieu de survie pour les non-propriétaires et un espace de sociabilité où les jeunes apprennent la vie.
Bibliographie
Ayimpam, Sylvie (2014), Économie de la débrouille à Kinshasa : Informalité, commerce et réseaux sociaux, Paris : Khartala.
Banerjee, Abhijit V., et Esther Duflo (2012), Repenser la pauvreté, Paris : Editions du Seuil.
Davies, Richard (2019), Extreme Economies : Survival, Failure, Future : Lessons from the World’s Limits, London : Bantam Press.
Zelizer, Viviana (1992), Repenser le marché : La construction sociale du « marché aux enfants » aux États-Unis, Actes de la recherche en sciences sociales, 94, 3–26, https://doi.org/10.3406/arss.1992.3023.
Boardman, Anthony E., David H. Greenberg, Aidan R. Vining, et David L. Weimer (2018), Cost-Benefit Analysis: Concepts and Practice (5th edition), Cambridge : Cambridge University Press.
Brealey, Richard A., Stewart C. Myers, et Franklin Allen (2019), Principles of Corporate Finance (13th edition), New York : McGraw-Hill/Irwin.
Modigliani, Franco, et Merton H. Miller (1958), The Cost of Capital, Corporation Finance and the Theory of Investment, The American Economic Review, 48(3), 261–297, https://www.jstor.org/stable/1809766.
Mankiw, N. Gregory (2020), Principles of Economics (9th edition), Boston : Cengage Learning.
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Mahamadou Bassirou Tangara (October 22, 2024). Rapports marchands au Grand Marché de Bamako – Entre socialisation et économie? Merian Institute for Advanced Studies in Africa - Blog. Retrieved February 15, 2025 from https://miasa.hypotheses.org/3911
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